C’est la Journée des Contes. En fait, ce 20 mars est aussi la journée de causes disparates, un inventaire à la Prévert, un fourre-tout hétéroclite. Comme si ce jour qui précède l’équinoxe devait justifier son existence. Devant ce choix, sinon infini, du moins trop vaste pour moi, j’ai renoncé à vous parler des soins bucco-dentaires – oui, oui, regardez, c’est aussi la journée des soins bucco-dentaires. Et celle du moineau. Probablement aurais-je plus à dire sur le moineau.
J’étais décidée à vous parler des contes. J’avais hésité avec le bonheur mais j’ai choisi les contes. Ces contes des enfances heureuses et des soirées douces qui construisent un univers coloré, magique, où rien n’est trop grave – du moins pas définitivement -, où tout s’arrange à la fin. Moyennant s’il le faut de recourir à un enchanteur ou une fée qui dispensera quelque sortilège. Ces histoires qu’on réclame à cinq ans pour s’enfoncer dans un sommeil paisible, au son doux de la voix d’un père, d’une mère, d’un être qui veille, dans la douce lumière tamisée d’une chambre aux couleurs pastels. Ces mots et ces illustrations qui peuplent un imaginaire où dragons, princes, princesses, s’affrontent à grand coup de courage, d’insouciance et de sorts divers projetés ici ou là par des entités magiques. J’allais dédier ce billet aux contes des enfances heureuses.
Puis j’ai croisé cette photo et mon regard s’est pris dans celui de cette petite fille. Quelque chose en moi a alors fait court-circuit.
Elle tient des rollers roses à la main. Elle n’est pas bien vieille. Elle sourit, dans sa parka rose pâle et j’imagine le photographe l’encourager de quelque mots « tu fais un petit sourire ? » C’est une petite fille qui aime le rose. Elle pose, là, hors du temps, avec ce genre de sourire qui habille d’élégance les effrois de l’âme. Je la suppose intimidée par ce grand type gentil au casque et au gilet pare-balles siglés « Press« . On ne voit qu’elle. Rose. On voudrait ne voir qu’elle. Ne pas laisser le regard, le cerveau, prendre conscience de l’arrière-plan. Mais c’est trop tard. Au pied de l’immeuble grisâtre derrière elle gisent des gravats, des débris, des lambeaux de vitre. Le cerveau ne veut pas s’attarder, ne pas savoir. Le photographe a cadré large. Parce qu’il est reporter de guerre. Et que son métier, c’est nous montrer ça : une petite fille en rose, un ours en peluche à terre, décapité, dont le rembourrage s’est répandu au sol. Dans ce monde gris et noir, des enfants esseulés sont les seules couleurs. Avec les vieux et les fleurs. Mortuaires, les fleurs, extrême dérision. Dans ce monde gris et noir, même les ours en peluche meurent.
Il est des jours, comme ça, où l’on voudrait croire aux contes de notre enfance, où l’on aimerait chasser l’obscurité, le froid, le doute, la peur, jeter un sort de tendresse. Des jours où l’on rêve que le monde des bisounours existe pour tous, que ce n’est pas niais, et qu’on y vit.
Texte inspiré d’une photographie prise en Ukraine par Eric Bouvet, photographe, grand reporter.